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samedi 6 septembre 2014

Lire un extrait de "Brésil, la mémoire perturbée"

« Mon expérience d’esclave m’a permis de constater que chaque fois que mes conditions [de vie] s’amélioraient, au lieu d’en être plus satisfait, cette réalité ne faisait qu’augmenter mon désir d’être libre. » Frederik Douglass, militant abolitionniste états-unien
Le 30 juin 2002, remportant la finale de la Coupe du monde de football contre l’Allemagne, le Brésil devient pentacampeão (1). Grâce notamment aux trois « R » : Ronaldo, Rivaldo et Ronaldinho Gaúcho. Comme d’habitude, l’ensemble des « nations de couleur » à travers le monde s’est davantage identifié à cette équipe Black, Blanc, métis qu’à celle de l’Allemagne. Ce même phénomène se répète depuis la victoire de 1958, due à quatre autres Noirs magiques : Didi, Vavá, Garrincha et Pelé. Mais en 2002 comme en 1958, aucun poing levé (ganté ou non) pour dénoncer le racisme antinoir au Brésil, dont les innombrables bavures policières sont la plus parfaite illustration. Mais plutôt des effusions à base de bondieuseries. C’est qu’au pays de la démocratie raciale (même si ce mythe en a un coup dans l’aile), on n’aime pas les héros noirs qui rappellent leur négritude. Un vieux dicton brésilien ne dit-il pas qu’un « Noir qui se fait remarquer est nègre deux fois » ?
Les 46% de Brésiliens descendant d’esclaves occupent, en effet, toujours les strates inférieures de la société. Quelques chiffres ? Près de 39% des Noirs sont illettrés, contre moins de 18 % des Blancs. Vingt-trois pour cent de ceux-ci exercent une activité non manuelle contre 9,9% seulement chez les « gens de couleur ». Ainsi 49% des travailleurs noirs touchent le salaire minimal (c’est-à-dire moins de 150 euros mensuels) contre 28 % de Blancs. Les descendants d’esclaves ne sont que 3% à gagner plus de 450 euros par mois. En somme, pour les prolétaires noirs, la couleur demeure un fardeau supplémentaire dans des conditions d’exploitation déjà assez dures. Et c’est naturellement pire encore pour les femmes noires.
Il est vrai qu’on n’efface pas comme cela plus de trois cent soixante-dix ans d’esclavage. Surtout que, de 1550 à 1852, le Brésil fut le pays d’Amérique qui a le plus importé et consommé d’esclaves africains : 3 650 000 êtres humains, soit 38% du total des déportés de la traite négrière transatlantique. Et il fut la dernière nation du continent, avec Cuba, à abolir le travail forcé des Nègres (2).
L’esclavagisme a innervé bien des facettes de la société brésilienne, au point d’en constituer l’un des fondements. Sans lui et la nécessité d’avoir un État centralisé, le Brésil n’aurait sans doute pas conservé une telle unité territoriale. Comme l’a écrit Manolo Garcia Florentino, « il a fondé la civilisation brésilienne et, ce faisant, a rendu possible un projet excluant, où l’objectif des élites est de maintenir la différence avec le reste de la population ». La fracture raciale aurait pu être réduite après l’abolition, le 13 mai 1888. Mais comme dans le reste des Amériques, la communauté noire a été victime de l’exclusion raciale. Contrairement à ce que de nombreux intellectuels ont tenté de faire croire, les ex-esclaves ne se sont pas agglutinés dans les favelas parce qu’ils auraient été incapables d’intégrer le marché libre du travail. C’est parce qu’ils étaient combatifs et enclins à négocier avec les maîtres d’antan qu’ils en ont été écartés, souvent au profit des immigrants européens, comme ce fut notamment le cas à São Paulo.
Complexe, l’esclavagisme au Brésil transcende le domaine réservé aux seuls brasilianistes. Son histoire intéresse, bien sûr, les nombreux pays que ce mode de production a marqués au fer rouge : États-Unis, Antilles, océan Indien… sans oublier l’Afrique. Elle concerne aussi le reste de l’humanité : la capture et la déportation de quelque 25 millions d’hommes, de femmes et d’enfants constituent un crime ineffaçable. De plus, cette forme régressive d’exploitation – l’expression est de Fernand Braudel – que fut l’esclavage est consubstantielle du développement du capitalisme moderne, dans le sang et la boue duquel nous essayons tous de survivre.

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