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lundi 25 août 2014

Ou au service des apprentissages ?

L’école s’est accommodée des inégalités de réussite aussi longtemps qu’elles paraissaient " dans l’ordre des choses ". Il importait certes que l’enseignement soit correctement dispensé et que les élèves travaillent, mais la pédagogie ne prétendait pas au miracle, elle ne pouvait que " révéler " l’inégalité des aptitudes (Bourdieu, 1966). Dans cette perspective, une évaluation formative n’avait guère de sens : l’école enseignait et, s’ils en avaient la volonté et les moyens intellectuels, les élèves apprenaient. L’école ne se sentait pas responsable des apprentissages, elle se bornait à offrir à tous l’occasion d’apprendre : à chacun de la saisir ! La notion d’inégalité des chances n’a, jusqu’à une période récente, rien signifié d’autres : que chacun ait accès à l’enseignement, sans entraves géographiques ou financières, sans souci de son sexe ou de sa condition d’origine.
Lorsque Bloom, dans les années soixante, plaida pour une pédagogie de la maîtrise (1972, 1976, 1979, 1988), il introduisit un tout autre postulat. Au niveau de l’école obligatoire au moins, disait-il, " tout le monde peut apprendre " : 80 % des élèves peuvent maîtriser 80 % des connaissances et des savoir-faire inscrits au programme, à condition d’organiser l’enseignement de sorte à individualiser le contenu, le rythme et les modalités d’apprentissage en fonction d’objectifs clairement définis. Du coup, l’évaluation devenait l’instrument privilégié d’une régulation continue des interventions et des situations didactiques. Son rôle, dans la perspective d’une pédagogie de maîtrise (Huberman, 1988), n’était plus de fabriquer des hiérarchies, mais de cerner les acquis et les modes de raisonnement de chaque élève, suffisamment pour l’aider à progresser dans le sens des objectifs. Ainsi naquit, sinon l’idée même d’évaluation formative, développée à l’origine par Scriven (1967) à propos des programmes, du moins sa transposition à la pédagogie et aux apprentissages des élèves.
Qu’y a-t-il de neuf dans cette idée ? Tous les professeurs ne se servent-ils pas de l’évaluation en cours d’année pour ajuster le rythme et le niveau global de leur enseignement ? Ne connaît-on pas maints enseignants qui utilisent l’évaluation de façon plus individualisée, pour mieux cerner les difficultés de certains élèves et tenter d’y remédier ?
Toute action pédagogique repose sur une part intuitive d’évaluation formative, au sens où il y a inévitablement un minimum de régulation en fonction des apprentissages ou au moins des fonctionnements observables des élèves. Pour devenir une pratique réellement nouvelle, il faudrait cependant que l’évaluation formative soit la règle et s’intègre à un dispositif de pédagogie différenciée. C’est ce caractère méthodique, instrumenté et constant qui l’éloigne des pratiques communes. On ne saurait donc, sans jouer sur les mots, affirmer que tout enseignant fait constamment de l’évaluation formative, du moins au plein sens du terme.
Si l’évaluation formative n’est rien d’autre qu’une façon de réguler l’action pédagogique, pourquoi n’est-elle pas une pratique courante ? Lorsqu’un artisan façonne un objet, il ne cesse d’observer le résultat pour ajuster ses gestes et s’il le faut " corriger le tir ", expression commune qui désigne une faculté humaine universelle : l’art de piloter l’action à vue, en fonction de ses résultats provisoires et des obstacles rencontrés. Chaque professeur en dispose, comme tout le monde. Mais il s’adresse à un groupe et régule son action en fonction de sa dynamique d’ensemble, du niveau global et de la distribution des résultats, plus que des trajectoires de chaque élève. L’évaluation formative introduit une rupture parce qu’elle propose de déplacer cette régulation au niveau des apprentissages et de l’individualiser.
Aucun médecin ne se soucie de classer ses patients, du moins malade au plus gravement atteint. Il songe moins encore à leur administrer un traitement collectif. Il s’efforce de préciser, pour chacun, un diagnostic individualisé, fondant une action thérapeutique sur mesure. Mutatis mutandis, l’évaluation formative devrait avoir la même fonction dans une pédagogie différenciée. À cette fin, les épreuves scolaires traditionnelles se révèlent de peu d’utilité, parce qu’elles sont essentiellement conçues en vue du décompte plutôt que de l’analyse des erreurs, pour le classement des élèves plutôt que pour l’identification du niveau de maîtrise de chacun. " Votre erreur m’intéresse " dirait un professeur qui aurait lu Astolfi (1997). Une épreuve scolaire classique suscite des erreurs, délibérément, puisqu’elle ne servirait à rien si tous les élèves réussissaient tous les problèmes. Elle fabrique la fameuse courbe de Gauss, ce qui permet de mettre de bonnes et de mauvaises notes, donc de fabriquer une hiérarchie. Une telle épreuve ne dit guère comment s’opèrent l’apprentissage et la construction des connaissances dans l’esprit de chaque élève, elle sanctionne ses erreurs sans se donner les moyens de les comprendre et de les travailler. L’évaluation formative doit donc forger ses propres instruments, qui vont du test critérié, décrivant de façon analytique un niveau d’acquisition ou de maîtrise, à l’observation en situation des méthodes de travail, des procédures, des processus intellectuels chez l’élève.
Le diagnostic est inutile s’il ne débouche pas sur une action appropriée. Une véritable évaluation formative est nécessairement couplée à une intervention différenciée, avec ce que cela suppose en termes de moyens d’enseignement, d’aménagement des horaires, d’organisation du groupe-classe, voire de transformations radicales des structures scolaires. Les pédagogies différenciées sont désormais à l’ordre du jour et l’évaluation formative n’est plus une chimère, puisqu’elle a donné lieu à de nombreux essais dans divers systèmes.
Il est inutile de cacher, cependant, qu’elle se heurte à toutes sortes d’obstacles, dans les esprits et dans les pratiques. D’abord parce qu’elle exige l’adhésion à une vision plus égalitariste de l’école et au principe d’éducabilité. Pour travailler en priorité à la régulation des apprentissages, il faut avant tout les croire possibles pour le plus grand nombre. Cette conception est loin de faire l’unanimité. Nous n’en sommes plus à l’idéologie du don triomphante, chacun ou presque est désormais conscient du poids du milieu culturel dans la réussite scolaire. Les pédagogies de soutien se sont développées un peu partout et l’idée qu’une différenciation plus systématique de l’enseignement pourrait affaiblir l’échec scolaire n’est plus très originale. Toutefois, la démocratisation de l’enseignement reste un thème faiblement mobilisateur pour une fraction importante des enseignants ou des établissements, et la priorité que lui donnent les systèmes éducatifs est très fluctuante. Même lorsque la politique de l’éducation et les aspirations des acteurs vont dans ce sens, l’effort ne se porte pas ipso facto au niveau de la salle de classe, de la différenciation de l’enseignement et de l’individualisation des parcours de formation. Une bonne partie des énergies restent engagées dans les aspects financiers, géographiques et structurels de l’accès aux études.
L’évaluation formative prend tout son sens dans le cadre d’une stratégie pédagogique de lutte contre l’échec et les inégalités qui est loin d’être mise en œuvre partout avec cohérence et continuité (Perrenoud, 1996 j, 1997 e). Du fait de politiques indécises, et pour d’autres raisons, l’évaluation formative et la pédagogie différenciée dont elle participe se heurtent à des obstacles matériels et institutionnels nombreux : l’effectif des classes, la surcharge des programmes, la conception des moyens d’enseignement et des didactiques, qui ne privilégient guère la différenciation. L’horaire scolaire, le découpage du cursus en degrés, l’aménagement des espaces sont autant de contraintes dissuasives pour qui n’a pas, chevillée au corps, la passion de l’égalité.
Autre obstacle : l’insuffisance ou la trop grande complexité des modèles d’évaluation formative proposés aux enseignants. La recherche privilégie désormais une voie médiane entre l’intuition et l’instrumentation (Allal, 1983), et réhabilite la subjectivité (Weiss, 1986). On travaille à un élargissement de l’évaluation formative, plus compatible avec les nouvelles didactiques (Allal, 1988 b, 1991) et les approches constructivistes (Crahay, 1986 ; Rieben, 1988). On s’attache à décrire les pratiques actuelles avant d’en prescrire d’autres (De Ketele, 1986), on replace l’évaluation dans le cadre d’une problématique plus large, celle du travail scolaire (Perrenoud, 1995 a, 1996 a) ou de la didactique des disciplines (Bain, 1988 a et b ; Bain et Schneuwly, 1993 ; Allal, Bain et Perrenoud, 1993). Ces travaux sont loin d’épuiser le sujet. Il reste beaucoup à faire pour donner à un grand nombre d’enseignants l’envie et les moyens de pratiquer une évaluation formative.
La formation des enseignants traite peu d’évaluation, et moins encore d’évaluation formative. Plus globalement, une pédagogie différenciée suppose une qualification accrue des enseignants, tant dans la maîtrise des connaissances mathématiques ou linguistiques par exemple, que dans le domaine didactique (Gather Thurler et Perrenoud, 1988).
Enfin, l’évaluation formative se heurte à l’évaluation en place, à l’évaluation traditionnelle, qu’on dit parfois normative. Même lorsque les enjeux traditionnels de l’évaluation se font moins vifs, l’évaluation formative ne dispense pas les enseignants de mettre des notes ou de rédiger des appréciations, dont la fonction est de renseigner les parents ou l’administration scolaire sur les acquis des élèves, puis de fonder des décisions de sélection ou d’orientation. L’évaluation formative paraît donc toujours une tâche supplémentaire, qui obligerait les enseignants à gérer un double système d’évaluation, ce qui n’est guère incitatif !

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