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lundi 25 août 2014

L’évaluation entre deux logiques

L’évaluation n’est pas une torture médiévale. C’est une invention plus tardive, née avec les collèges aux environs du XVIIe siècle, devenue indissociable de l’enseignement de masse que nous connaissons depuis le XIXe siècle avec la scolarité obligatoire.
Y eut-il jamais, dans l’histoire de l’école, consensus sur la façon d’évaluer ou sur les niveaux d’exigence ? L’évaluation attise nécessairement les passions, puisqu’elle stigmatise l’ignorance des uns pour mieux célébrer l’excellence des autres. Lorsqu’ils revivent leurs souvenirs d’école, certains adultes associent l’évaluation à une expérience gratifiante, constructive, alors qu’elle évoque, pour d’autres, une suite d’humiliations. Devenus parents, les anciens élèves ont l’espoir ou la crainte de revivre les mêmes émotions à travers leurs enfants. Les enjeux de l’évaluation scolaire, dans le registre narcissique, dans celui des rapports sociaux aussi bien qu’en ce qui touche à ses conséquences (orientation, sélection, certification) sont trop grands pour qu’aucun système de notation ou d’examen puisse faire durablement l’unanimité. Il se trouve toujours quelqu’un pour dénoncer la sévérité ou le laxisme, l’arbitraire, l’incohérence ou le manque de transparence des procédures ou des critères d’évaluation. Ces critiques appellent invariablement un plaidoyer pour les classements, malgré leur imperfection, au nom du réalisme, de la formation des élites, du mérite, de la fatalité des inégalités…
Évaluer, c’est &endash; tôt ou tard &endash; créer des hiérarchies d’excellence, en fonction desquelles se décideront la progression dans le cursus, la sélection à l’entrée du secondaire, l’orientation vers divers types d’études, la certification avant l’entrée sur le marché du travail et souvent l’embauche. Évaluer, c’est aussi privilégier une façon d’être en classe et au monde, valoriser des formes et des normes d’excellence, définir un élève modèle, appliqué et docile pour les uns, imaginatif et autonome pour les autres… Comment, avec de tels enjeux, rêver d’un consensus sur la forme ou le contenu des examens ou de l’évaluation continue pratiquée en classe ?
Les débats d’aujourd’hui sont en outre liés à une nouvelle crise des valeurs, de la culture, du sens de l’école (Develay, 1996). On aurait cependant tort de croire qu’ils succèdent à l’âge d’or d’une évaluation triomphante et incontestée. Autour de la norme et des hiérarchies d’excellence, aucune société ne vit dans la sérénité et le consensus. La question est plutôt de savoir si chaque époque réinvente, à sa manière et dans son langage, les figures imposées d’un débat de toujours, ou s’il se passe aujourd’hui quelque chose de neuf. Englués dans le présent, nous avons toujours envie de croire que l’histoire bascule sous nos yeux. Les historiens nous enseignent, au contraire, que nous nous débattons dans des querelles presque rituelles, reprises de décennie en décennie, dans un langage juste assez novateur pour cacher la pérennité des positions et des oppositions. Que l’évaluation puisse aider l’élève à apprendre n’est pas une idée neuve. Depuis que l’école existe, des pédagogues se révoltent contre les notes et veulent mettre l’évaluation au service de l’élève plutôt que du système. On ne cesse de redécouvrir ces évidences, et chaque génération croit que " rien ne sera plus comme avant ". Ce qui n’empêche pas la suivante de suivre le même chemin et de connaître les mêmes désillusions.
Cela signifie que rien ne se transforme d’un jour à l’autre dans le monde scolaire, que les pesanteurs sont trop fortes, dans les structures, dans les textes et surtout dans les têtes, pour qu’une idée neuve puisse s’imposer rapidement. Le siècle qui s’achève a démontré la force d’inertie du système, par-delà les discours réformistes. Alors que tant de pédagogues ont cru faire définitivement le procès des notes, elles sont toujours là, et bien là, dans de nombreux systèmes scolaires. Alors que la dénonciation de l’indifférence aux différences (Bourdieu, 1966) s’étend depuis des décennies et s’accompagne de vibrants plaidoyers pour l’éducation sur mesure et les pédagogies différenciées, les enfants de même âge sont toujours astreints à suivre le même programme. Une vision pessimiste de l’histoire de l’école pourrait mettre l’accent sur l’immobilisme.
Pourtant, l’école change, lentement. La plupart des systèmes disent désormais vouloir favoriser une pédagogie différenciée et une plus forte individualisation des parcours de formation. L’évaluation évolue aussi. Les notes ont disparu dans certains degrés, dans certains types d’écoles… Parler d’évaluation formative n’est plus l’apanage de quelques Martiens. Peut-être passons-nous &endash; fort lentement &endash; de la mesure obsessionnelle de l’excellence à une observation formative, au service de la régulation des apprentissages. Toutefois, rien n’est joué !
Ce livre tente de donner à voir la complexité du problème, qui tient à la diversité des logiques à l’œuvre, à leurs antagonismes, au fait que l’évaluation est au cœur des contradictions du système éducatif, constamment à l’articulation de la sélection et de la formation, de la reconnaissance et de la négation des inégalités.
Le lecteur ne trouvera pas ici un modèle idéal d’évaluation formative, encore moins une réflexion sur la mesure. L’approche sociologique n’ignore pas les apports de la docimologie, de la psychométrie, de la psychopédagogie, de la didactique. Mon propos n’est pas de renforcer la critique rationaliste des pratiques, au nom d’une conception plus cohérente et plus scientifique de l’évaluation, ni d’ajouter aux modèles prescriptifs. Le regard est plus descriptif, l’enjeu est d’abord de montrer que " tout se tient ", qu’on ne peut améliorer l’évaluation sans toucher à l’ensemble du système didactique et du système scolaire.
Cela ne veut pas dire que l’ouvrage adopte le point de vue de Sirius. On peut imaginer une sociologie de l’évaluation totalement désengagée, qui se bornerait à rendre compte de la diversité et de l’évolution des pratiques et des modèles. Je ne prétends pas à un tel détachement. L’évaluation formative est une pièce essentielle dans un dispositif de pédagogie différenciée. Qui refuse l’échec scolaire et l’inégalité devant l’école se demande nécessairement : comment faire, de la régulation continue des apprentissages, la logique prioritaire de l’école ?
Cet engagement en faveur des pédagogies différenciées (Perrenoud, 1996 b, 1997 e) ne devrait pas détourner de l’analyse lucide des pratiques et des systèmes. Au contraire ! Il n’y a pas d’exemple de changement important qui n’ait été ancré dans une vision très réaliste des contraintes et des contradictions du système éducatif.
Décrire l’évaluation comme oscillant entre deux logiques seulement est évidemment simplificateur. Il y en a, en réalité, beaucoup d’autres, encore plus pragmatiques. Bien avant de réguler les apprentissages, l’évaluation régule le travail, les activités, les rapports d’autorité et la coopération en classe, et pour une part, les relations entre la famille et l’école, ou entre professionnels de l’éducation. Un regard sociologique tente constamment de considérer à la fois les logiques du système, qui relèvent du traitement des différences et des inégalités, et les logiques des acteurs, qui ont des enjeux plus quotidiens, de coexistence, de contrôle, de pouvoir.
Je vais donc camper rapidement les deux logiques principales du système, l’une traditionnelle, l’autre émergente, en invitant le lecteur à ne pas oublier qu’elles n’épuisent pas la réalité et le sens des pratiques.

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